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Le Socialisme et L'homme

à Cuba

Ernesto Che Guevara
1965


Il est courant d'entendre de la bouche des porte-parole capitalistes cette objection idéologique que la période de transition du socialisme, à laquelle nous nous attelons, se caractérise par le sacrifice de l'individu sur l'autel de l'Etat.
Je ne vais pas essayer de réfuter cette affirmation sur une base simplement théorique, mais je rétablirai les faits tels qui sont vécus à Cuba en ajoutant des commentaires d'ordre général.

Tout d'abord, j'ébaucherai à grands traits l'histoire de notre lutte révolutionnaire avant et après la prise du pouvoir.

C'est le 26 juillet 1953 que naquirent les luttes révolutionnaires qui aboutirent à la Révolution du 1er janvier 1959. Un groupe d'hommes, dirigé par Fidel CASTRO, attaque à l'aube de ce jour, la caserne Moncada, dans la province orientale. L'attaque fut un échec; l'échec se transforma en désastre, les survivants se retrouvèrent en prison, mais recommencèrent la lutte révolutionnaire aussitôt amnistiés.

Au cours de ce processus où le socialisme n'existait qu'en puissance, l'homme était un facteur fondamental. C'est en lui, être unique, avec un nom et un prénom, que l'on mettait sa confiance, et c'est de son aptitude à l'action dont dépendait le succès ou l'échec de la lutte engagée.

Puis vint l'étape de la guérilla. Celle-ci se développa dans deux milieux distincts, le peuple, masse encore endormie qu'il fallait mobiliser, et son avant-garde, les guérilleros, qui suscitaient la conscience révolutionnaire et l'enthousiasme combatif. Cette avant-garde fut l'agent catalyseur qui créa les conditions subjectives nécessaires pour la victoire. Et, à mesure que nous faisions nôtres les idéaux du prolétariat, qu'une révolution s'opérait dans nos habitudes et dans nos esprits, l'individu restait encore un facteur fondamental.

Chaque combattant de la Sierra Maestra, qui avait acquis un grade supérieur dans les forces révolutionnaires, comptait à son actif un grand nombre d'actions d'éclat. C'est sur cette base qu'il obtenait ses grades.

C'est au cours de cette première étape héroïque que l'on se disputait pour obtenir les tâches comportant les plus grandes responsabilités et les plus grands dangers sans autre satisfaction que celle du devoir accompli.

Dans notre travail d'éducation révolutionnaire, nous revenons souvent sur ce fait plein d'enseignement. L'attitude de nos combattants montrait déjà l'homme futur. Ce don total à la cause révolutionnaire se répéta dans bien d'autres occasions de notre histoire; pendant la crise d'Octobre et lors du cyclone "Flora", nous avons vu des actes de courage et des sacrifices exceptionnels réalisés par tout un peuple.

L'une de nos tâches fondamentales, du point de vue idéologique, est de trouver la formule pour perpétuer dans la vie quotidienne cette attitude héroïque.

En janvier 1959, le gouvernement révolutionnaire se constitua, avec la participation de divers membres de la bourgeoisie réactionnaire. La présence de l'Armé rebelle, facteur de force, constituait la garantie du pouvoir. Mais aussitôt apparurent de sérieuses contradictions qui furent en partie surmontées lorsqu'en 1959 Fidel CASTRO assuma la direction du gouvernement en tant que Premier ministre. Ces événements devaient aboutir, en juillet de la même année, à la démission du Président Urrutia sous la pression des masses. Ainsi apparaissait clairement dans l'histoire de la Révolution cubaine un élément qui se manifestera systématiquement: la masse.

Cet être aux faces multiples n'est pas, comme on le prétend, une somme d'éléments tous semblables, agissant comme un troupeau docile (certains régimes le réduisent à cela). Il est vrai, qu'il suit, sans vaciller, ses dirigeants, Fidel CASTRO principalement; mais le degré de confiance que celui-ci a acquis correspond précisément à sa juste interprétation des désirs et des aspirations du peuple et à la lutte sincère qu'il a menée pour l'accomplissement des promesses faites.

Les masses ont participé à la Réforme agraire et à la difficile tâche de l'administration des entreprises d'état; elles ont connu l'héroïque expérience de Playa Giron (NDLR: l'invasion ratée de la "Baie des cochons"), elles se sont forgées dans les luttes contre les diverses bandes armées par la CIA; Elles ont vécu l'un des plus important moment de l'histoire moderne pendant la crise d'Octobre (NDLR: la crise des missiles en 1962) et, aujourd'hui, elles continuent à travailler à la construction du socialisme.

A première vue, on pourrait croire que ceux qui parlent de l'assujettissement de l'individu à l'Etat ont raison; les masses réalisent avec un enthousiasme et une discipline inégalés, les tâches que le gouvernement a fixées, qu'elles soient d'ordre économique ou culturel, défensif, sportif, etc. L'initiative vient, en général, de Fidel et du Haut commandement de la Révolution, et elle est expliquée au peuple qui la fait sienne. D'autres fois, des expériences locales sont lancée par le Parti, et le Gouvernement, pour être ensuite généralisées, suivant le même procédé.

Cependant, l'Etat se trompe quelques fois. Quand une de ces erreurs se produit, on remarque le manque d'enthousiasme des masses par la diminution de l'activité de chacun, et le travail se paralyse jusqu'à se réduire à des dimensions insignifiantes; c'est le moment de changer de procédé.

C'est ce qui arriva en mars 1962, face à la politique sectaire imposée par Anibal Escalante.

Il est évident que ce mécanisme ne suffit pas pour assurer des décisions efficaces et qu'il manque une connexion plus structurée avec la masse.

Nous devons l'améliorer au cours des années à venir, mais pour les initiatives qui viennent des couches supérieures du gouvernement, nous utilisons pour l'instant la méthode quasi intuitive qui consiste à ausculter les réactions générales face aux problèmes posés. Fidel est un maître du genre, et on ne peut apprécier la façon particulière dont il s'intègre au peuple qu'en le voyant à l'œuvre. Dans les grands rassemblements publics, on observe un phénomène analogue à la résonance de deux diapasons; Fidel et le peuple commence à vibrer en un dialogue d'une intensité croissante jusqu'à son apogée finale consacrée par notre cri de lutte et de victoire.

Ce qui est difficile à comprendre pour qui ne vit pas l'expérience de la Révolution, c'est une étoile dialectique qui existe entre chaque individu et la masse, c'est l'interaction qu'il y a entre la masse et ses dirigeants.

Dans la société capitaliste, on peut voir quelques phénomènes de ce type, quand apparaissent les hommes politiques capable de provoquer la mobilisation populaire. Mais alors, s'il ne s'agit pas d'un authentique mouvement social, le mouvement ne durera que le temps que vivra celui qui lui donne son impulsion, ou dans la fin des illusions populaires, imposées par la société capitaliste.

Dans celle-ci, l'homme est dirigé par un ordre rigide qui, habituellement, échappe au domaine de la compréhension. L'individu, aliéné, est lié à la société dans son ensemble par un invisible cordon ombilical: la loi de la valeur. Celle-ci agit sur tous les aspects de sa vie, elle modèle son destin.

Les lois aveugles du capitalisme, invisibles pour la plupart des gens, agissent sur l'individu sans que celui-ci sans aperçoive. Il ne voit qu'un vaste horizon qui lui semble infini. C'est ainsi que la propagande capitaliste prétend présenter le cas Rockefeller - véridique ou non - comme une leçon sur les possibilités de succès. La misère qu'il faut accumuler pour que surgisse un tel exemple et la somme de bassesses qu'implique une fortune de cet ampleur n'apparaissent pas dans le tableau et il n'est pas toujours possible aux forces populaires de voir clairement ces phénomènes. (Il faudrait ici étudier la façon dont, dans les pays impérialistes, les ouvriers perdent leur conscience internationaliste sous l'influence d'une certaine complicité dans l'exploitation des pays dépendants et comment, de ce fait, dans leur propre pays, leur combativité s'en trouve affaiblie, mais ceci sort de notre propos.)

De toutes façons dans une telle société, le chemin à parcourir est plein d'obstacles et, apparemment, seul un individu possédant certaines qualités peut les franchir pour arriver au but; on guette la lointaine récompense mais le chemin est solitaire; de plus, c'est la loi la loi de la jungle: seul l'échec des autres permet la réussite.

Je vais essayer maintenant de définir l'individu, acteur de ce drame étrange et passionnant qu'est la construction du socialisme, dans sa double existence d'être unique et de membre de la communauté.

Je crois que le plus simple est de reconnaître sa qualité d'être inachevée. Les tares de l'ancienne société se perpétuent dans la conscience individuelle et il faut faire un travail incessant pour les faire disparaître. Le processus est double: d'un côté s'est la société qui agit avec son éducation directe et indirecte, de l'autre, c'est l'individu qui se soumet en une attitude consciente d'auto-éducation.

La nouvelle société en formation doit combattre très durement le passé, qui se répercute non seulement dans la conscience individuelle où pèsent les résidus d'une éducation systématiquement orientée vers l'isolement de l'individu, mais aussi dans le caractère même de cette période de transition où persistent les rapports marchands.

La marchandise est le noyau économique de la société capitaliste; tant qu'elle existera, ses effets se feront sentir dans l'organisation de la production, et par conséquent dans la conscience.

Dans le schéma de MARX, la période de transition était conçue comme le résultat de la transformation explosive du système capitaliste déchiré par ses contradictions; plus tard, dans la réalité, on a vu comment se détachent de l'arbre impérialiste quelques pays qui constituent ses branches faibles, phénomène qui avait été prévu par Lenin.

Dans ces pays, le capitalisme s'est suffisamment développé pour faire sentir d'une façon ou d'une autre ses effets sur le peuple, mais ce ne sont pas ses propres contradictions qui, en fin de compte, font éclater le système. La lutte de libération contre l'oppresseur étranger, la misère provoquée par des accidents extérieurs comme la guerre, qui a pour conséquence de faire peser encore plus l'oppression des classes privilégiées sur les exploités, les mouvements de libération destinés à renverser les régimes néocolonialistes, sont les facteurs qui déclenchent habituellement le mouvement révolutionnaire. L'action consciente fait le reste.

Dans ces pays, il n'y a pas encore eu une éducation complète orientée vers le travail social, et le phénomène d'appropriation ne permet pas de mettre les richesses à la portée de tous.

Du fait du sous-développement d'une part, et de l'habituelle fuite des capitaux vers les pays "civilisés" de l'autre, un changement rapide et sans sacrifices est impossible. Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir avant d'arriver à un niveau de développement économique suffisant, et la tentation de marcher sur des chemins battus, de recourir à l'intérêt matériel comme levier d'un développement économique accéléré est très grande.

On court alors le risque que les arbres cachent la forêt: en poursuivant la chimère de réaliser le socialisme à l'aide des armes pourries léguées par le capitalisme (la marchandise prise comme unité économique, la rentabilité, l'intérêt matériel individuel comme stimulant, etc.) On risque d'aboutir à une impasse. Et de fait, on y aboutit après avoir parcouru une longue distance au cours de laquelle les chemins se sont souvent entrecroisés, ce qui fait qu'il est difficile de savoir à quel moment on s'est trompé de route. Pendant ce temps, la base économique adoptée fait son travail de sape dans le développement de la conscience Pour construire le communisme, il faut changer l'homme en même temps que la base économique.

D'où la grande importance de choisir correctement l'instrument de mobilisation des masses. Cet instrument doit être fondamentalement d'ordre éthique, sans oublier une correcte utilisation du stimulant matériel, surtout de nature sociale.

Comme je l'ai déjà dit, dans les moments de péril extrême, il est facile de faire agir les stimulants moraux ; mais pour qu'ils se maintiennent en vigueur, il faut développer dans les consciences de nouvelles valeurs. La société, dans son ensemble, doit devenir une gigantesque école. Les grandes lignes de ce phénomène sont semblables à celles de la formation de la conscience capitaliste dans sa première période. Le capitalisme a recourt à la force, mais en plus il enseigne son idéologie de classe dominante. La propagande directe est faite par ceux qui sont chargés d'expliquer l'inéluctabilité d'un régime de classe, qu'il soit d'origine divine ou imposé par la nature de façon mécanique. Ceci désarme les masses qui se voient opprimées par un mal contre lequel il est impossible de lutter. Ensuite vient l'espoir et, en cela, le capitalisme se différencie des précédents régimes de castes qui ne laissaient aucune issus possibles. Pour certains, la formule de caste restera valable : la récompense pour ceux qui obéissent, c'est l'accès après la mort à d'autres mondes merveilleux où les bons sont récompensés et, ainsi, la vieille tradition continue. Chez d'autres, il y a une innovation : la division en classes reste fatale, mais les individus peuvent sortir de celle à laquelle ils appartiennent par le travail, l'initiative, etc. Cette auto- éducation en vue de la réussite est profondément hypocrite : on tente de prôner dans un but intéressé que ce mensonge, la réussite individuelle, est à la portée de tous. Pour nous, l'éducation directe a une importance beaucoup plus grande. L'explication est convaincante parce qu'elle est vraie ; elle n'a pas besoin de subterfuges. Elle s'exerce à travers l'appareil éducatif de l'Etat en fonction de la culture générale, technique et idéologique, au moyen d'organismes tels que le Ministère de l'Education et l'appareil de propagande du Parti. L'Education s'implante dans les masses et la nouvelle attitude préconisée tend à devenir une habitude ; la masse la fait sienne et elle fait pression sur ceux qui ne sont pas encore éduqués. Telle est la façon indirecte d'éduquer les masses, aussi puissante que l'autre.

Mais cette éducation est consciente ; l'individu reçoit continuellement l'influence du nouveau pouvoir social et perçoit qu'il n'y est pas complètement adapté. Par l'éducation indirecte, il essaie de se conformer à une situation qui lui paraît juste, chose qu'il n'a pu faire jusqu'alors à cause de l'insuffisance de son propre développement. Il s'éduque lui-même. Dans cette période de construction du socialisme, nous pouvons assister à la naissance de l'homme nouveau. Son image n'est pas encore tout à fait fixée, elle ne pourra jamais l'être étant donné que cette évolution est parallèle au développement de nouvelles structures économiques. En dehors de ceux que l'insuffisance de leur éducation pousse vers un chemin solitaire, vers la satisfaction égoïste de leurs ambitions, il y a ceux qui, même à l'intérieur du nouveau cadre d'évolution collective, ont tendance à avancer isolés de la masse qu'ils accompagnent. L'important est que les hommes acquièrent chaque jour une plus grande conscience de la nécessité de leur incorporation dans la société et en même temps de leur importance comme moteur de celle-ci. Ils n'avancent plus complètement seuls, à travers des chemins détournés, vers leurs désirs lointains. Ils suivent leur avant-garde constituée par le Parti, les ouvriers de l'avant-garde, des hommes d'avant-garde qui avancent liés aux masses et en étroite communion avec elles. Les avant-gardes ont le regard fixé vers l'avenir et vers leur récompense ; mais celle-ci n'est pas entrevue comme quelque chose d'individuel ; leur récompense, c'est la nouvelle société où les hommes seront différents ; la société de l'homme communiste.

Le chemin est long et plein de difficultés. Quelquefois, ayant pris une impasse, nous devons reculer ; d'autre fois, ayant avancé trop vite, nous nous séparons des masses ; en certaines occasions, nous allons trop lentement et nous sentons l'haleine toute proche de ceux qui talonnent. Dans notre ambition de révolutionnaires, nous essayons d'aller aussi vite que possible, en frayant le chemin, mais nous savons que c'est de la masse que nous tirons notre substance et que celle-ci ne pourra avancer plus rapidement que si nous l'encourageons par notre exemple. Malgré l'importance donnée aux stimulants moraux, le fait qu'il existe une division en deux groupes principaux (en dehors, bien sûr, du petit nombre de ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne participent pas à la construction du socialisme) indique la relative insuffisance du développement de la conscience sociale. Le groupe d'avant-garde est idéologiquement plus avancé que la masse ; celle-ci connaît les nouvelles valeurs, mais insuffisamment. Alors que chez les premiers il se produit un changement qualitatif qui leur permet de se sacrifier dans leur fonction d'avant-garde, les seconds sont moins conscients et doivent être soumis à des pressions d'une certaine intensité ; c'est la dictature du prolétariat s'exerçant non seulement sur la classe vaincue, mais aussi, individuellement, sur la classe victorieuse. Ce qui implique, pour que le succès soit total, la nécessité. d'une série de mécanismes: 1es institutions révolutionnaires ensemble harmonieux de canaux, d'échelons, engrenage bien huilé qui seules permettront la sélection naturelle de ceux qui sont destinés à marcher à l'avant-garde et la répartition des récompenses et des châtiments selon les mérites de chacun.

Nous ne sommes pas encore parvenus à instaurer les institutions de la Révolution. Nous cherchons quelque chose de nouveau qui permette une parfaite identification du gouvernement et de l'ensemble de la communauté (des institutions adaptées aux conditions particulières de la construction du socialisme et le plus éloignées possible des lieux communs de la démocratie bourgeoise transplantés dans une société en formation, telles les chambres législatives). Nous avons fait quelques expériences dans le but de créer progressivement les institutions de la Révolution, mais sans trop de hâtes. Notre plus grand frein a été la crainte qu'un rapport formel ne nous sépare des masses et de l'individu et ne nous fasse perdre de vue la dernière et la plus importante ambition révolutionnaire qui est de voir l'homme libre de son aliénation. Malgré la carence d'institutions qui doit être surmontée graduellement, les masses font maintenant l'histoire comme un ensemble conscient d'individus qui luttent pour une même cause. En régime socialiste, malgré son apparente standardisation, l'homme est plus complet; malgré l'absence d'un mécanisme parfaitement adapté, sa possibilité de s'exprimer et de peser dans l'appareil social est infiniment plus grande. Il est encore nécessaire d'accentuer sa participation consciente, individuelle et collective à tous les mécanismes de direction et de production, et de la lier à l'éducation technique et idéologique, de façon qu'il sente combien ces processus sont étroitement interdépendants et leur progression parallèle. Ainsi, les chaînes de l'aliénation une fois brisées, il atteindra la conscience totale de son être social , sa pleine réalisation en tant que créature humaine. Ceci se traduira concrètement par la reconquête de sa nature propre à travers le travail libéré et par l'expression de sa condition humaine, à travers la culture et l'art.

Pour que l'homme reprenne possession de sa nature, il faut que l'homme marchandise cesse d'exister et que la société lui verse une quote-part en échange de l'accomplissement de son devoir social. Les moyens de production appartiennent à la société et la machine est comme la tranchée où s'accomplit le devoir. L'homme commence à libérer sa pensée de l'angoisse due à la nécessité de satisfaire ses besoins immédiats par le travail. Il commence à se reconnaître dans son œuvre et à comprendre sa grandeur humaine à travers l'objet créé et le travail réalisé. Son travail ne suppose plus l'abandon d'une partie de son être sous forme de force vendue, ne lui appartenant plus, mais devient une émanation de lui-même, un apport à la vie commune, l'accomplissement de son devoir social. Nous faisons tout ce qui est possible pour donner au travail cette nouvelle dimension de devoir social et pour le lier d'une part au développement de la technique, d'où viendront les conditions d'une plus grande liberté, et d'autre part, au travail volontaire. Ces deux facteurs répondent à l'appréciation marxiste selon laquelle l'homme n'atteint réellement sa pleine condition humaine que lorsqu'il produit sans la contrainte de la nécessité physique de se vendre comme marchandise. Bien sûr, il y a encore des aspects coercitifs dans le travail, même quand il est volontaire. L'homme n'a pas encore réussi à faire le travail qui lui incombe par un réflexe conditionné de nature sociale et il produit encore très souvent sous la pression du milieu (c'est ce que Fidel appelle la contrainte morale). Il ne peut jouir pleinement de son œuvre. accomplie dans le cadre de nouvelles habitudes, sous la pression du milieu social. Cela, il ne pourra le faire que dans le communisme.

De plus, ainsi que nous l'avons déjà noté, nous devons considérer que nous ne nous trouvons pas devant une période de transition pure comme celle décrite par Marx dans La Critique du programme de Gotha et d'Erfut, mais devant une nouvelle phase, non prévue par 1ui : 1a première période de transition vers le communisme ou période de construction du socialisme. Celle-ci se déroule au milieu de violentes luttes de classes et les éléments du capitalisme qui subsistent obscurcissant la compréhension de sa véritable nature. Si l'on ajoute à cela la scolastique, qui a freiné le développement de la philosophie marxiste et empêché systématiquement l'étude de cette période dont on n'a pas analysé les fondements économiques, nous devons convenir que nous sommes encore au berceau et que nous devons entreprendre la recherche de toutes les caractéristiques primordiales de cette période, avant d'élaborer une théorie économique et politique de plus grande portée. Cette théorie donnera une prééminence totale aux deux piliers de la construction du socialisme: la formation de l'homme nouveau et le développement de la technique. Dans ces deux domaines, il nous reste encore beaucoup à faire, mais le retard de cette base fondamentale qu'est la technique est moins excusable, étant donné qu'il ne s'agit pas pour nous d'avancer à l'aveuglette, mais de suivre pendant un bon moment le chemin frayé par les pays les plus avancés du monde. C'est pour cela que Fidel insiste tellement sur la nécessité de la formation technique et scientifique de notre pays et plus encore de son avant-garde.

Le Parti est une organisation d'avant-garde. Les meilleurs travailleurs sont proposés par leurs camarades pour y être intégrés. Il est minoritaire, mais il a une grande autorité en raison de la qualité de ses cadres. Nous aspirons à ce que le Parti devienne un parti de masse, mais quand les masses auront atteint le niveau de développement de L'avant-garde, c'est-à-dire quand elles seront éduquées pour le communisme. Tous nos efforts vont dans ce sens. Le Parti est un exemple vivant, ses cadres doivent donner des leçons d'ardeur au travail et de sacrifice, ils doivent, par leur action, conduire les masses au bout de leurs tâches révolutionnaires. Ce qui implique des années d'une dure lutte contre les difficultés de la construction du socialisme, les ennemis de classe, les séquelles du passé et l'impérialisme. Je voudrais maintenant expliquer le rôle que joue la personnalité, l'homme en tant que dirigeant des masses qui font l'histoire. Il s'agit de notre expérience et non d'une recette. Fidel a donné son élan à la Révolution pendant les premières années et il l'a toujours dirigée, il lui a donné le ton. Mais il y a un groupe de révolutionnaires qui évolue dans le même sens que le dirigeant suprême, et une grande masse qui suit les dirigeants parce que ceux-ci ont su interpréter ses aspirations.

Il ne s'agit pas du nombre de kilos de viande que l'on mange, ni du nombre de fois où l'on peut aller à la plage, ni du nombre d'articles de luxe importés que l'on peut s acheter avec les salaires actuels. Il s'agit précisément que l'individu se sente plus riche intérieurement et beaucoup plus responsable. L'homme de notre pays sait que la glorieuse époque qui lui est échue est une époque de sacrifice, il connaît le sacrifice.

Les premiers en ont fait l'expérience dans la Sierra Maestra, ensuite nous l'avons connu dans tout Cuba. Cuba est l'avant-garde de l'Amérique latine et - parce qu'elle occupe cette place d'avant-garde, parce qu'elle indique aux masses d'Amérique latine la véritable liberté, elle doit faire des sacrifices. A l'intérieur du pays les dirigeants doivent remplir leur rôle d'avant-garde et il faut le dire en toute franchise dans une révolution véritable à laquelle on donne tout et dont on n'attend aucune rétribution matérielle, la tâche du révolutionnaire est à la fois magnifique et angoissante.

Permettez-moi de dire, au risque de paraître ridicule, que le vrai révolutionnaire authentique est guidé par de grands sentiments de générosité, il est impossible d'imaginer un révolutionnaire authentique sans cette qualité. Peut-être est-ce là un des grands drames du dirigeant, il doit allier à un tempérament passionné une froide intelligence (et prendre de douloureuses décisions sans que se contracte un seul de ses muscles). Nos révolutionnaires d'avant-garde doivent idéaliser cet amour des peuples, des causes les plus sacrées, et le rendre unique, indivisible. Ils ne peuvent exercer leur sensibilité quotidienne au même niveau que les autres hommes.

Les dirigeants de la Révolution ont des enfants qui, dans leurs premiers balbutiements, n'apprennent pas leur nom et des femmes qui sont, elles aussi, sacrifiées au triomphe de la Révolution. Le cadre des amis correspond strictement à celui des compagnons de la Révolution. En dehors d'elle il n'y a pas de vie. Dans ces conditions, il faut avoir beaucoup d'humanité, un grand sens de la justice et de la vérité pour ne pas tomber dans un dogmatisme extrême, dans une froide scolastique, pour ne pas s'isoler des masses. Tous les jours il faut lutter pour que cet amour de l'humanité se manifeste par des faits concrets, qui servent d'exemple et qui soient mobilisateurs. Le révolutionnaire dans son Parti – moteur idéologique de la Révolution, se consume dans cette tâche ininterrompue qui ne se termine qu'avec la mort, à moins que la construction du socialisme n'aboutisse dans le monde entier. Si son ardeur révolutionnaire s'émousse une fois les tâches les plus urgentes réalisées, à l'échelle locale, et s'il oublie l'internationalisme prolétarien, la Révolution qu'il dirige cesse d'être un moteur et s'enfonce dans une confortable torpeur qui est mise à profit par nos irréconciliables ennemis, les impérialistes qui, alors, gagnent du terrain.

L'internationalisme prolétarien est un devoir, mais c'est aussi une nécessité révolutionnaire. C'est ce que nous apprenons à notre peuple.

Il est certain que la situation actuelle comporte des dangers, non seulement celui du dogmatisme, non seulement celui de figer nos rapports avec les masses au milieu de notre grande tâche, mais aussi des faiblesses dans lesquelles nous pouvons tomber. Un homme qui consacre sa vie entière à la Révolution ne peut se laisser distraire par la pensée de ce qui manque à un enfant, de ses chaussures usées, du strict nécessaire qui manque à sa famille. S'il se laisse hanter par ces préoccupations, il crée un terrain favorable au développement de la corruption. Nous avons toujours soutenu, quant à nous, que nos enfants doivent posséder les mêmes choses que les autres enfants, mais qu'ils doivent aussi être privés de ce dont s'ont privés les autres enfants. Notre famille doit le comprendre et lutter pour cela. La Révolution se fait à travers l'homme, mais il faut que celui-ci forge, jour après jour, son esprit révolutionnaire.

C'est ainsi que nous avançons. A la tête de l'immense colonne – nous n'avons pas honte de le dire – marche Fidel, derrière lui vont les meilleurs cadres du Parti et, immédiatement après, si près que l'on sent sa force énorme, vient l'ensemble du peuple qui marche fermement vers le but commun. Il est composé d'individus qui ont acquis la conscience de ce qu'il faut faire, d'hommes qui luttent pour sortir du royaume de la nécessité et entrer dans celui de la liberté. Cette foule immense s'ordonne, sa discipline correspond à une nécessité comprise par tous, ce n'est plus une foule dispersée, divisible à l'infini, dans laquelle chacun essaie, par n'importe quel moyen, par une lutte acharnée contre ses semblables, de trouver un appui face à l'avenir incertain. Nous savons que nous avons encore des sacrifices à faire, et que nous devons payer pour notre situation héroïque de nation d'avant-garde. Nous autres, les dirigeants, nous devons payer pour avoir le droit de dire que nous sommes à l'avant-garde du peuple qui est à la tête de l'Amérique latine. Nous payons tous, régulièrement, notre part de sacrifices, conscients d'être récompensés par la satisfaction du devoir accompli et d'avancer tous ensemble vers l'homme nouveau que l'on aperçoit à l'horizon. Permettez-moi quelques conclusions. Nous, les socialistes, nous sommes plus libres parce que nous sommes plus riches, nous sommes plus riches parce que nous sommes plus libres. Le squelette de notre pleine liberté est prêt. Il ne lui manque plus que sa substance et ses vêtements, nous les créerons. Notre liberté et notre pain quotidien ont la couleur du sang et sont gonflés de sacrifices. Notre sacrifice est conscient, c'est le prix de la liberté que nous construisons. Le chemin est long et en partie inconnu. Nous connaissons nos limites.

Nous ferons l'homme du XXIeme siècle. Nous nous forgerons dans l'action quotidienne en créant l'homme nouveau avec une nouvelle technique. La personnalité joue un grand rôle mobilisateur et directeur du moment qu'elle incarne les plus hautes vertus et les aspirations du peuple et qu'elle ne s'éloigne pas de la route. C'est le groupe d'avant-garde qui ouvre le chemin, les meilleurs d'entre les bons, le Parti. L'argile fondamentale de notre œuvre est la jeunesse. Nous y déposons tous nos espoirs et nous la préparons à prendre le drapeau de nos mains. Si cette lettre balbutiante éclaire quelque chose, elle aura rempli son objectif. Recevez notre salut, rituel comme une poignée de mains ou un Ave Maria.
La PATRIE OU La MORT !